Les pourcentages et la réalité des chiffres : comprendre la ventilation des revenus

La rémunération d’un·e artiste dépend moins des genres qu’il ou elle embrasse, que des deals qui se tapissent dans les contrats. Sur le papier, l’avantage des labels indépendants semble évident : leur part du gâteau est plus modeste, celle des musicien·nes, bien plus joufflue. Mais que représentent ces parts dans le grand billard du streaming et de la distribution ?

  • Contrats chez les majors : Selon l’étude de l’Union Européenne “Study on the place and role of authors and performers in the European music streaming market” (2023), un contrat traditionnel de major laisse 10 % à 20 % des revenus « net artiste ». La majorité (parfois 70 à 80 %) reste dans la poche du label, amortissant avances, marketing, production, et parfois pour assouvir les appétits des actionnaires.
  • Contrats chez les labels indépendants : Le rapport “Making Sense of the UK Independent Label Market” de MusicAlly (2022) indique que les indés octroient généralement entre 50 % et 80 % des revenus nets à leurs artistes. Certains labels (Sub Pop, Ninja Tune…) empruntent même le modèle “profit share”, atteignant jusqu’à 90 % des royalties reversées après frais, selon Billboard (2021).
  • Distribution indépendante directe : Des outils comme TuneCore, DistroKid, ou Bandcamp permettent aux artistes auto-produit·es de toucher entre 85 % et 100 % des revenus après frais de plateforme – soit davantage qu’aucun contrat label classique ne peut leur garantir (source : Ditto Music White Paper 2023).

Pourtant, si la part semble plus grasse chez les indés, la taille du gâteau (la fanbase, la capacité de marketing, l’accès aux playlists éditoriales) n’est pas du même ordre.

Indépendance rime-t-elle avec transparence ? Le vrai coût du contrôle

Sous la surface, l’indépendance promet la maitrise. Mais la promesse de transparence n'est pas automatique – et la jungle contractuelle n'existe pas seulement chez les majors.

  • Transparence sur les contrats : L'étude de la Fédération Internationale de l’Industrie Phonographique (IFPI), Global Music Report 2023, révèle que 47 % des artistes signés en indés rapportent avoir une meilleure visibilité sur leur comptabilité que dans des structures type major.
  • Droit de regard : Beaucoup de labels indés, à l’image de Because Music ou Sacred Bones, impliquent les artistes dans le choix des campagnes, des visuels, voire du pressage vinyle. Ce qui se répercute aussi… sur la répartition des coûts et, mécaniquement, sur les revenus nets.
  • Types de contrats : Les labels indépendants proposent plus fréquemment des contrats en licence courte durée, des arrangements « one record/one deal », et parfois des “split deals” sur le merchandising – rare chez les majors qui verrouillent souvent sur le 360° (inclus : droits voisins, live, merch).

En clair, la maîtrise ne signifie pas garantie de gains : le risque (financier, promotionnel) pèse plus lourd sur l’artiste, mais la latitude créative – et le contrôle sur la distribution des revenus – est plus large que sur les autoroutes des majors.

Le streaming redistribue-t-il équitablement ? Une modernité déformée

La grande illusion du streaming, c’est l’ubiquité. Mais les chiffres sont brutaux :

  • Spotify reverse (en moyenne) entre 0,003 et 0,005 dollars par stream selon The Trichordist (2023). Apple Music monte à 0,007 $, YouTube Music s’effondre parfois à 0,0007 $.
  • Chez les majors, l’artiste touche souvent entre 14 % et 24 % de ces montants ; chez les indés, on grimpe à 45 %-90 %.
  • Cela signifie qu’il faut environ 250 000 streams par mois pour générer un SMIC en France (calcul IFPI, Spotify For Artists 2023), hors coûts de production, promo, management, etc.

Le modèle propage une ligne invisible : les majors monopolisent les playlists officielles, l’accès radio et la pub – cumulant une écrasante majorité des écoutes (plus de 70 % des streams mondiaux selon Midia Research, 2023). Les indés gagnent certes un meilleur pourcentage, mais sur une part bien moindre des écoutes totales. La réalité économique, c’est que le rapport de force du streaming avantage structurellement les catalogues massifs, tandis que la concentration accrue joue contre la rémunération à l’acte pour les artistes atypiques ou émergents.

Cas d’étude : Indépendants iconiques versus majors, quelques chiffres

  • Robin Pecknold (Fleet Foxes, label Sub Pop puis auto-distribution) : Dans le podcast “Switched On Pop” (2022), Pecknold révèle qu’avec Sub Pop, il touchait près de 80 % des bénéfices nets sur les ventes “physiques” et un partage équitable du streaming. En passant à l’auto-distribution totale, la marge est encore plus élevée, mais le coût de l’indépendance (promo, logistique, distribution physique) a divisé par deux ses revenus comparés à la phase Sub Pop.
  • Little Simz (AWAL, label de distribution indépendant, puis major) : Selon Billboard (2022), Little Simz récupérait 80 % des revenus nets de streaming et ventes digitales via AWAL, mais dès son passage en major (Sony Music), la part s’est effondrée à environ 18 % après déduction de l’avance et des frais. Grosse différence : le budget promo exponentiel a permis un triplement du nombre de streams – donc, plus de visibilité, mais pas nécessairement un bond immédiat en revenu net.
  • CHVRCHES (Glassnote Records, label indé US) : Le magazine DIY (2021) révèle que le groupe garde plus de 60 % des revenus sur les streams – mais le label prélève près de 40 % en frais de promo, publishing et administration.
  • Beggars Group (XL Recordings, 4AD, Rough Trade) : D’après MusicBusinessWorldwide, l’entreprise reverse plus de 50 % des revenus générés en streaming aux artistes. Imbattable, mais la part du cake dépend du nombre d’écoutes générées, sachant que la masse des indés ne dépasse pas 30 % des parts de marché, même au Royaume-Uni (BPI 2023).

En définitive, les labels indés donnent des deals plus équitables, mais seul·es les artistes possédant déjà une base fidèle (ou bénéficiant d’un fort soutien communautaire) peuvent transformer ce modèle en viabilité financière sur la durée.

Indépendance, niches et précarité choisie : failles du système

À rebours des mythes, l’indé n’est pas l’eldorado. Il concentre souvent ses efforts sur la scène locale, les micros révolutions communautaires, et les marges de manœuvre artistique. Mais il nourrit aussi une précarité structurelle –

  • Selon une enquête SNEP/SMAC (2023), 71 % des artistes indés français déclaraient vivre avec moins que le SMIC issu de la musique, y compris sur des labels réputés pour la générosité de leurs contrats.
  • Côté majors, le rapport IFPI 2023 recense moins de 15 % d’artistes “vivant” de leur activité, mais profitant potentiellement de revenus complémentaires liés au “360°” (shows, synchros, merch).
  • Entre 2019 et 2023, le nombre d’artistes auto-produits ayant franchi la barre des 10.000 $ de revenus bruts sur Spotify a doublé (source : Spotify Loud & Clear), mais concerne encore moins de 0,2 % des musicien·nes diffusé·es sur la plateforme.

La “longue traîne” – ces innombrables artistes faisant quelques centaines d’écoutes – se loge massivement chez les labels indés et dans l’auto-production. Paradoxe tragique : davantage de liberté, mais une économie de survie, exacerbée par la compétition algorithmique et la dilution de l’attention.

Vers de nouvelles alliances : hybridations, collectifs et modèles alternatifs

Face à la précarité, des brèches émergent : collectifs horizontaux (Le Comité des Labels Indépendants, PAN, Impala), coops (Merlin Network, CD Baby Pro), plateformes éthiques (Bandcamp, Resonate). Leur force : mutualiser, partager, et parfois court-circuiter les logiques purement extractivistes.

  • Partage des droits et modèles coopératifs : Merlin Network, qui gère la distribution digitale de milliers de labels indés dans 70 pays, négocie collectivement avec les DSP (Spotify, Apple…), augmentant en moyenne de 20-30 % les revenus négociés (source : Merlin, 2024).
  • Bandcamp Fridays et redistribution directe : En retirant temporairement sa commission, Bandcamp a reversé plus de 22 M$ directement aux artistes lors de la seule année 2022 (source : Bandcamp), devenant un symbole d’alternative populaire à l’atomisation du streaming.
  • Resonate : Plateforme coopérative où chaque stream rémunère davantage les premiers écoutes – un système notamment vanté par le Guardian (2021) pour sa capacité redistributive inédite, malgré une échelle encore modeste.

Les indés innovent, parfois en hybridant leur modèle avec des services d’édition (Kobalt Label Services par exemple), parfois en confiant la promotion ou la synchro à des entités extérieures. L’enjeu : construire une viabilité à long terme, sans se dissoudre dans la logique du “preneur de part” universel.

Effondrement ou renaissance ? L’équation sans solution simple

Sur les ruines des schémas anciens, le spectre de la création indépendante hante encore les caves et les rêves numériques. Les labels indépendants offrent, chiffres à l’appui, une rémunération plus équitable – mais rarement plus généreuse, car la visibilité, le marketing, et la puissance médiatique restent l’apanage des majors. La question n’est jamais binaire : le choix entre indépendance et système major, c’est faire le pari du contrôle contre le risque, de la liberté contre la sécurité relative, de la micro-communauté contre la globalisation algorithmique. Et si les frontières deviennent poreuses, c’est peut-être là que se glissent les expériences les plus fécondes.

La rémunération équitable, en musique comme ailleurs, nait d’une réinvention collective, plus qu’un modèle tout fait. Les labels indépendants sont les chimistes d’un son libéré – mais ils ne créent pas d’or à partir du vide. Le vrai miracle, c’est la communauté qui écoute, partage, soutient. Pour que la basse du futur soit autre chose qu’un bruit de fond.

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