Des droits d’auteur classiques à la crise d’efficience

Pendant des décennies, les modèles occidentaux de droit d’auteur (copyright dans le système anglo-saxon, droit d’auteur en France et ailleurs) ont dessiné le périmètre de la création musicale : textes, compositions, enregistrements, tout était soigneusement balisé – voir l’historique de la législation sur le site du ministère de la Culture. Mais la dématérialisation et la multiplication des modes de diffusion ont rendu ces structures archaïques pour beaucoup d’artistes indépendants :

  • Explosion des micro-publications et auto-productions : l’UNESCO estimait à plus de 60 000 nouvelles chansons mises en ligne chaque jour sur Spotify en 2023 (UNESCO).
  • Gestion collective surchargée : la SACEM gérait déjà près de 197 milliards de diffusions en France en 2022 (SACEM).
  • Difficulté d’identifier l’origine des œuvres dans un flux ininterrompu.
  • Rémunération perçue comme opaque, particulièrement avec le streaming.

La blockchain et les smart contracts : utopie ou révolution silencieuse ?

Dès 2016, des voix issues des communautés tech annonçaient la “blockchain” comme le sésame de la gestion musicale indépendante : registre infalsifiable, contrats automatisés (“smart contracts”), répartition automatique des revenus… Des start-ups comme Resonate, Uditty ou Audius ont tenté d’incarner ce rêve.

  • Blockchain et certificat d’œuvre : chaque piste musicale peut être inscrite sur une blockchain pour prouver origine et authenticité (idée reprise notamment par Imogen Heap avec son projet Mycelia).
  • Répartition automatisée et transparente : plus de salle d’attente interminable pour recevoir sa part, les “smart contracts” font tomber la rétribution automatiquement quand la chanson est jouée ou téléchargée.
  • Décentralisation et contrôle par l’artiste : certains modèles, comme Audius, placent le contrôle entre les mains des créateurs/petits labels.

Cependant, les promesses de la blockchain se heurtent à une réalité rugueuse :

  • Adoption très faible côté public et industrie.
  • Consommation énergétique problématique (IEA, Bitcoin Electricity Consumption, 2022).
  • Encore peu d’intégrations concrètes avec les grosses plateformes de streaming.

La blockchain demeure un terrain d’expérimentation fascinant, mais dont les retombées réelles pour l’indépendant·e restent pour l’instant fragmentaires.

La vague NFT et la réinvention numérique de l’œuvre rare

2021 : emballement autour des “NFTs” (Non-Fungible Tokens). Nombre d’artistes électroniques ou alternatifs lancent des EP, clips ou artworks sous forme de fichiers numériques uniques, signés, revendables. L’exemple le plus marquant ? 3LAU, DJ et producteur, vend 33 NFTs de son album pour près de 11,6 millions de dollars en une seule vente (Forbes).

  • Avantages pour les indépendants :
    • Ouvre de nouveaux canaux de monétisation directe : vente d’éditions limitées, expériences personnalisées.
    • Transparence du contrat, traçabilité de la paternité.
    • Possibilité de “royalties” automatiques à chaque revente.
  • Limites et paradoxes :
    • Marché extrêmement spéculatif et en déclin en 2023-2024 (source : NonFungible.com Market Tracker).
    • Coût environnemental élevé.
    • Difficulté de percer hors des cercles de collectionneurs cryptos, peu grand public.

Licences libres, creative commons et les nouveaux pactes collectifs

Face à la lourdeur des réseaux de droits traditionnels, nombre d’artistes ou collectifs s’emparent des licences libres (Creative Commons, GPL...) pour libérer, encadrer ou redéfinir leur rapport à la propriété intellectuelle. Le site CreativeCommons.org recensait plus de 2 milliards d’œuvres sous licence en 2022.

  • Possibilités offertes :
    • Liberté de partager, réutiliser, remixer une œuvre sous certaines conditions.
    • Facilitation de la circulation des œuvres, idéal pour la scène DIY/underground.
    • Affirmation éthique : la musique comme commun, pas seulement marchandise (cf. cercle autour de Netlabels et projets comme Free Music Archive).
  • Questions et fragilités :
    • Beaucoup d’artistes peinent à valoriser financièrement leur création sous CC.
    • Manque d’éducation juridique sur la portée des licences.
    • Risque de récupération ou d’exploitation non rémunérée dans le système techno-capitaliste dominant.

Collectifs et plateformes auto-gérées : la souveraineté comme réponse à la dépossession

À la marge, un nombre croissant d’artistes rejoignent ou créent leurs plateformes : Bandcamp, mais aussi Resonate (plateforme coop gérée par ses membres), Squlpt (plateforme française pour œuvres multimédia), ou encore Pianity (musique et NFT).

  • Contrôle plus direct de la part de l’artiste sur la diffusion, la distribution et la monétisation.
  • Partage équitable des revenus : Bandcamp reverse 80 à 85 % du prix d’achat directement à l’artiste (Bandcamp).
  • Valorisation de l’identité artistique, possibilité de “playlists” collaboratives, interactions renforcées public/créateur.
  • Actions collectives de plaidoyer pour réformer les règles de propriété intellectuelle : campagne #BrokenRecord au Royaume-Uni ou initiatives d’artistes sur la réforme du partage des revenus du streaming (Musicians' Union UK).

Ici, la forme de “propriété” défendue n'est plus une propriété individualiste et verrouillée, mais souvent un droit d’accès pérenne, une souveraineté collective sur l’œuvre, voire un aller-retour entre public et créateur.

L’irruption de l’IA : fracture, fragmentation, recompositions

L’enjeu de la propriété intellectuelle dans la musique indépendante se tend de manière inédite avec l’arrivée massive de l’intelligence artificielle : générateurs de voix (comme Voicemod), production automatisée de mélodies, deepfakes d’artistes célèbres. Selon le rapport de l’OMPI (Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle) 2023, “les limites du droit de la propriété intellectuelle sont redéfinies en continu par l’automatisation créative”.

  • Exemples concrets de 2023-2024 : TikTok regorge de “mashups IA”, chansons de “fake Drake” ou “AI Kanye” générant des millions de vues mais sans cadre juridique stable (voir articles Pitchfork et Rolling Stone).
  • Bataille internationale naissante sur le statut des œuvres générées (ou augmentées) par IA : qui est réellement auteur ? Qui perçoit les droits ?
  • Risque de dilution totale de l’identité : si tout peut être généré ou répliqué, la notion même de “propriété” se volcane.
  • Certains artistes indépendants tentent le contre-pied en créant des œuvres “open-source” en collaboration avec l’IA, revendiquant une nouvelle forme de co-propriété algorithmique.

Vers une pluralité assumée des modèles : no man’s land ou renaissance créative ?

La propriété intellectuelle, fil tendu au-dessus du vide, ne tient plus dans une seule main. Jamais l’indépendant n’a eu autant de leviers… et jamais la frontière entre diffusion, appropriation et spoliation n’a paru aussi floue. Cette complexité redessine le métier : l’artiste devient à la fois créateur, juriste amateure, architecte de ses propres outils.

  • L’urgence de l’éducation artistique et juridique devient cruciale pour saisir l’ensemble des opportunités mais aussi éviter les impasses ou les illusions (cf. campagnes de sensibilisation SACEM).
  • Les modèles hybrides fleurissent : œuvres disponibles simultanément en NFT, sous licence Creative Commons et via des plateformes indépendantes, chaque prisme visant un type d’audience et une stratégie de diffusion différente (Music Business Worldwide).
  • Montée en puissance de l’idée de communs culturels, droit à la copie, accès, remixes créatifs… l’utopie du partage concerté face à la dystopie de l’appropriation totale.
  • Les mutations législatives s’accélèrent : UE, USA, Chine, Japon, tous planchent sur la définition d’un nouveau socle commun entre IA, blockchain, licences libres et nouveaux droits voisins (Parlement européen).

Cartographier un futur sonore, entre débris et constellations

À l’horizon 2066, la propriété intellectuelle dans la musique indépendante ne ressemblera ni à celle de la fin du XX siècle, ni entièrement à celle bricolée aujourd’hui. Entre blockchain orpheline, NFT en dormance, licences libres renouvelées, collectifs tissés dans les failles du streaming, et déferlante de l’intelligence artificielle, chaque créateur trace sa propre carte des friches et futurs possibles. La seule certitude : le terrain ne cesse de muter, forçant à imaginer et expérimenter encore, là où la propriété devient parfois plus atmosphère partagée qu’objet possédé. Le requiem n’est pas pour la musique indépendante mais pour les certitudes d’hier – et c’est ainsi que renaissent les utopies.

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